Je suis Kamao : Damiba n’est pas Dieu

Chacun sait à quoi renvoie l’esprit de ce slogan : aux attaques contre le journal français Charlie Hebdo à Paris, en 2015. On pourrait en rajouter un autre, « je suis Rushdie », suite à la tentative d’assassinat de l’écrivain anglo-indien le 12 août dernier.

Si je reprends ce slogan, ce n’est pas pour répéter et imiter. Au contraire, c’est pour marquer une différence : qu’il s’agisse de Charlie ou de Rushdie, il est question de ce que des millions de personnes au monde considèrent comme une insulte et un blasphème contre leur religion, l’islam. Il est question de Dieu ou de son Prophète, profané. D’un vrai Dieu, pas d’une idole.

Je suis Kamao qui, au contraire, n’est pas victime d’avoir insulté un vrai Dieu, mais d’avoir commenté, en citoyen patriote d’une république (Ollo croyait du moins vivre dans une république), le bilan d’un chef de l’Etat dont la Loi du pays fait un dieu incritiquable : victime donc d’un faux dieu, même pas, mais, nom de Dieu, d’un non-dieu ; victime d’avoir profané un profane

Je suis Ollo parce que des citoyens fidèles croyants du vrai Dieu, musulman ou chrétien, préfèrent, contre Kamao, s’agenouiller devant l’idole qu’ils applaudissent. Ils reprochent à Kamao d’avoir été « trop loin » dans sa critique, de « manquer d’éducation », ils remplacent eux-mêmes les CRS dans les rues de Ouaga, et jouent aux procureurs du président déifié ou divinisé ; car, disent-ils, un président n’est pas un homme comme les autres, c’est l’autorité en personne.

Ils veulent du sang, de la prison, étant contre Kamao. Mais ils veulent en même temps la paix et la « réconciliation nationale », puisque le président divinisé le veut. Ils ne veulent pas entendre parler de la justice, mais ils demandent au procureur de sévir contre Ollo. Pardon solennel et enthousiaste pour Blaise Compaoré, mais Maco pour Ollo. Ils bandent les muscles pour « sauver le Burkina », mais n’ont aucune envie d’aller se battre au front où ils demandent que Kamao soit expédié manu militari et tête rasée. « Ils », c’est le peuple du dieu profane…

Mais « il », c’est aussi le pronom personnel utilisé par Kamao pour parler du président burkinabè. Qui est ce « il » dans la personne même de Damiba ? Car tout souverain est une personne double, si l’on lit Kantorowicz : sa personne physique et privée d’un côté, et sa personne publique ou collective, de l’autre. L’homme privé (Monsieur Damiba), et l’homme public (le chef de l’Etat). Duquel de ces deux hommes parle Kamao ? Auquel s’adresse-t-il ?

De la personne publique, c’est-à-dire de Damiba en tant qu’il est président du Faso, pas de l’individu ou de la personne privée Monsieur Damiba.

La criminalisation de la libre parole du citoyen consiste alors à ramener ce qui est dit de la personne collective du chef de l’Etat à sa personne privée. La critique du chef de l’Etat devient insulte de Monsieur Damiba comme individu. On sort de la politique, c’est-à-dire de la relation entre un chef de l’Etat et les citoyens, quand le président devient un individu à fleur de peau, les nerfs à vif, à l’ego hypersensible au moindre mécontentement d’un seul et unique citoyen parmi des millions. Que le président d’un Etat déchoie dans l’arène d’un conflit tout personnel avec un citoyen, comme dans une bagarre de rue : « tu m’as m’insulté, tu vas voir ! ». C’est d’un pathétique inouï…

Dr Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE
Dr Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE

C’est qu’il se reconnait Dieu, étant chef de l’Etat. Je suis Kamao pour contester cette divinité/divinisation imaginaire, parce que je sais que Dieu n’a pas besoin de kalachnikov pour mériter le respect et la génuflexion. Dieu n’a pas de gardes du corps, il ne porte pas de dague dont lui viendrait sa puissance.

Monsieur Damiba (pas le chef de l’Etat mais l’individu) sait lui-même que du côté de Gaoua, Batié, Kampti, et surtout Dissin, Mou-Bormèteg, etc., nous n’avons pas de chefs, pas de rois, encore moins de rois qui se prennent pour Dieu ; ce qui ne fait pas de nous des sauvages mal/non éduqués.

Même dans nos sociétés traditionnelles qui sont gouvernées par un roi, celui-ci n’est pas un dieu. Les Mossi admettent que leur roi soit une « poubelle » où sont déversées toutes les humeurs des sujets, bonnes ou désagréables : « Naab yaa Tampouur » (en dagara, « Tampouor » désigne justement l’espace de déchetterie devant la cour de la maison) ! C’est dire que nos souverains de la tradition sont bien plus humbles, et donc plus forts et « divins » que nos modernes dictateurs galonnés…

Si un chef de l’Etat n’est pas un homme comme les autres, il n’a pas à faire comme les autres ; il n’a pas à se rabaisser à scruter et dépoussiérer, par temps de terrorisme en plus, des toiles d’araignée nommées internet et réseaux sociaux, pour savoir qui l’a insulté et le jeter en prison.

En outre, les mots pour insulter une personne ne sont franchement pas difficiles à trouver de nos jours : si Ollo voulait vraiment insulter la personne de Monsieur Damiba, nul doute qu’il aurait emprunté au langage vulgaire d’autres termes plus orduriers et déshonorants. Il y a bien pire que de demander à quelqu’un de « fermer sa bouche », ce qui veut dire simplement se taire, en français.

Le Big Brother burkinabè surveille aussi la langue officielle coloniale qu’il déforme à ses fins, mais sans proposer même une autre langue ; à la différence de la novlangue, qui permettrait encore de s’exprimer avec précaution, c’est le silence qu’il impose. Mais à ce compte, par exemple, les enseignants qui demanderont désormais à leurs classes de se taire se feront lyncher, puisque le Big Brother burkinabè dit que c’est une insulte…

Être chef de l’Etat suppose d’être capable de supporter et d’assumer tout ce qui est désagréable à entendre, d’être à la hauteur d’une ascèse. Monsieur Damiba ne peut promettre un bilan et s’adresser à la nation entière sans s’attendre à des réactions plus ou moins virulentes selon l’engagement et le patriotisme des citoyens. Personne n’a forcé le président à promettre un bilan d’une part, et à s’adresser par discours aux citoyens, de l’autre.

S’adresser à des millions de citoyens, et ne s’attendre qu’à des applaudissements ou au silence est une illusion de dictateur. La dictature commence précisément quand un chef de l’Etat confond sa personne publique avec sa personne privée ; quand l’ego personnel ne peut pas se détacher du collectif des égaux qu’il représente.

Il n’y a pas, il n’a jamais existé de pouvoir, dans l’histoire de l’humanité, qui ne rencontre et affronte l’insolence, l’irrévérence, la déviance, la dissidence et la transgression; de Dionysos aux humoristes politiques d’aujourd’hui. Avant les lois qui incriminent ces postures, il y a une loi inscrite dans tout pouvoir qu’elle expose toujours à un contre-pouvoir, et bien avant la démocratie.

L’insolence n’est pas d’abord une exigence de la démocratie, ou un signe à laquelle la démocratie se reconnaitrait, mais une exigence du pouvoir comme tel, de tout pouvoir, public (politique) ou privé (familial). Pas d’abord une exigence de la liberté (ce qu’elle est aussi), mais une exigence de la vérité qui doit absolument être dite, parce que le pouvoir est réputé ne jamais dire la vérité, ou parce qu’il ne s’estime pas soumis au devoir de vérité

Une exigence que les pouvoirs de tous temps et de tous lieux ont du reste intégrée en leur sein sous diverses formes, comme des thérapies sociales : le fou du roi, le bouffon de cour, l’humoriste… Ollo n’est pas comédien ni humoriste, il n’a pas choisi le divertissement du rire mais, au bord du tragique, le sérieux pour dire la vérité : je suis Ollo, le fou du roi. « Les fous sont sages, les sages sont fous » (Shakespeare)…

Des foules de citoyens Romains proféraient des moqueries contre leurs propres généraux qui rentraient de campagnes guerrières pourtant victorieuses. Les moqueries et railleries servaient à les galvaniser davantage. Ailleurs, des candidats au trône devaient subir épreuves et humiliations pour prouver leur capacité de résistance et leur humilité. Cela s’appelle aussi « initiation » dans nombre de nos traditions africaines et burkinabè.

Des peuples n’intronisaient des chefs que s’ils acceptaient d’être tués après un mois ou deux. Il n’y a pas de pouvoir qui ne soit pas confronté à l’adversité, à l’épreuve, au danger, à la mort. Ce qui prouve la divinité du Christ chez les catholiques, c’est sa victoire sur la mort par la résurrection. On n’est pas Dieu pour rien, sans frais, sans contrepartie. On n’est pas souverain sans sacrifice : le sacrifice de son ego personnel, voire de sa vie.

Il arrive donc que le rire, sans humour, éclate dans le tragique, à même le tragique : Monsieur Damiba ne supporte pas une critique contre sa  personne publique, mais il a lui-même, à la tête du MPSR, renversé un chef d’Etat. Pire qu’une phrase d’indignation ! Pire qu’une insulte. Monsieur Damiba ne supporte pas le millième du mal qu’il fait aux autres.

Un groupe de militaires qui a déposé un président se met à trembler devant une phrase d’un seul citoyen, inscrite sur une toile d’araignée; comme s’ils redoutaient de subir de lui seul le coup d’Etat qu’ils font subir à d’autres. Une armée de gendarmes en civil attendent dans l’obscurité de la nuit pour enlever un citoyen désarmé qui n’est pas un terroriste ; comme si Kamao pouvait à lui seul les mettre KO…

Un éléphant pourchasse un moustique dans le noir et les rues cabossées de Ouaga, et les badauds applaudissent, sans se douter un instant qu’ils pourraient se retrouver à la place de Kamao, à moins qu’ils ne…ferment leurs bouches, ou qu’ils ne l’ouvrent que pour célébrer et acclamer l’idole sans gloire.

Le comble est que le « procureur de la république », un homme de loi, un « juriste », soit la caution de cette déification/divinisation du président Damiba ; au prétexte que « la loi est la loi » : funeste slogan de toutes les dictatures et de tous les hors-la-loi défenseurs des lois injustes ! Il ne suffit pas d’évoquer la loi si l’on ne s’inquiète même pas, en tant qu’homme de loi et du droit (ce magistrat est davantage homme de loi que du droit), de savoir si elle est juste ou non. La loi de qui ? Pour qui ?

Qu’une nation entière, au 21ème siècle, pendant que les peuples africains se soulèvent contre toute domination d’hier ou d’aujourd’hui, contre tout maintien en  esclavage ; qu’une nation africaine donc  se donne comme « loi » de s’interdire de critiquer son président, quoi qu’il dise ou fasse, ce qui revient à renoncer à sa liberté d’expression, si ce n’est sa liberté tout court, ou à l’aliéner, ce qui revient encore à lui confier les chaînes pour qu’il les lui mette au cou, et le bâillon pour …fermer la bouche des citoyens ;

et qu’un magistrat protège ce président contre les citoyens, au nom de cette loi, et qu’on dise que nous sommes dans un « état de droit », et en « république », c’est une déchéance sans nom, une honte épouvantable, et une insulte bien plus monstrueuse contre la dignité humaine qu’un prétendu « outrage » qui serait blasphème contre un simulacre de dieu…

Fabriquer un dieu, en la personne du chef de l’Etat, être le mécanicien bricoleur d’un faux dieu, à défaut d’en être l’ingénieur concepteur, contre la liberté des citoyens, n’est pas le rôle d’un magistrat. Le sale et servile boulot de déification/divinisation d’un chef de l’Etat, même armé jusqu’aux dents, n’appartient ni à la sphère du droit ni à la compétence d’un magistrat…

Je suis Kamao qui ne trouve dans « procureur de la république » aucune res publica (chose publique) dont un magistrat serait le procureur, si ce n’est d’être le procureur du dieu fabriqué dont il est la caution et l’aval : procureur de Damiba, un président qui fait de la chose de tous (res publica) SA chose. Une chose qu’il défend moins (s’il était Dieu, le terrorisme jihadiste était vaincu comme le Christ des catholiques a triomphé de la mort) qu’il en exclut d’autres citoyens. Une chose exclusive

En toute logique, je suis Kamao voudrait dire : libérez immédiatement Kambou Mathias Ollo (il le faut aussi). Pas du tout : Kamao est LIBRE, pas de cette liberté du tyran qui fait ce qu’il veut ; il est un citoyen et un homme libre (c’est précisément parce qu’il est libre qu’il est en prison). Ce qu’il faut libérer c’est le Burkina Faso ; pas d’abord le libérer du terrorisme des jihadistes (il le faut aussi), mais de la terreur d’un dieu fabriqué par la loi. Vanité des vanités, tout est vanité…

Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE

Enseignant chercheur à l’université de Strasbourg 

 

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